Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/125

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le vizir, voyant deux corbeaux qui croassaient sur un arbre, dit à son secrétaire : Je voudrais bien savoir ce que ces oiseaux se disent en leur langage. Seigneur, lui répondit le Cachemirien, vos souhaits peuvent s’accomplir. Eh ! comment cela, reprit Atalmuc. C’est, repartit Zéangir, qu’un derviche cabaliste m’a enseigné la langue des oiseaux. Si vous le souhaitez, j’écouterai ceux-ci et je vous répéterai mot pour mot ce que je leur aurai entendu dire.

Le vizir y consentit. Le Cachemirien s’approcha des corbeaux, et parut leur prêter une oreille attentive. Après quoi, revenant à son maître : Seigneur, lui dit-il, le croiriez-vous ? nous faisons le sujet de leur conversation. Cela n’est pas possible ! s’écria le ministre persan. Et que disent-ils de nous ? Un des deux, reprit le secrétaire, a dit : Le voilà lui-même, ce grand vizir Atalmuc, cet aigle tutélaire qui couvre de ses ailes la Perse comme son nid, et qui veille sans cesse à sa conservation ! Pour se délasser de ses pénibles travaux, il chasse dans ce bois avec son fidèle Zéangir. Que ce secrétaire est heureux de servir un maître qui a mille bontés pour lui ! Doucement, a interrompu l’autre corbeau ! doucement : ne vantez pas le bonheur de ce Cachemirien ! Atalmuc, il est vrai, s’entretient avec lui familièrement, l’honore de sa confiance, et je ne doute même pas qu’il n’ait dessein de lui donner quelque jour un emploi considérable ; mais avant ce temps-là Zéangir mourra de faim. Ce pauvre diable est logé dans une petite chambre garnie, où il manque des choses les plus nécessaires. En un mot, il mène une vie misérable, sans que personne s’en aperçoive à la cour. Le grand vizir ne s’avise pas de s’informer s’il est bien ou mal dans ses affaires ; et, content d’avoir pour lui de bons sentiments, il le laisse en proie à la pauvreté.

Je cessai de parler en cet endroit pour voir venir le duc de Lerme, qui me demanda en souriant quelle impression cet apologue avait faite sur l’esprit d’Atal-