Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/126

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muc, et si ce grand vizir ne s’était point offensé de la hardiesse de son secrétaire. Non, Monseigneur, lui répondis-je un peu troublé de sa question ; la fable dit au contraire qu’il le combla de bienfaits. Cela est heureux, reprit le duc d’un air sérieux ; il y a des ministres qui ne trouveraient pas bon qu’on leur fît des leçons. Mais, ajouta-t-il en rompant l’entretien et en se levant, je crois que le roi ne tardera guère à se réveiller ; mon devoir m’appelle auprès de lui. À ces mots, il marcha vers le palais à grands pas sans me parler davantage, et très mal affecté, à ce qu’il me semblait, de ma fable indienne.

Je le suivis jusqu’à la porte de la chambre de Sa Majesté, après quoi j’allai remettre les papiers dont j’étais chargé à l’endroit où je les avais pris. J’entrai dans un cabinet où nos deux secrétaires copistes travaillaient, car ils étaient aussi du voyage. Qu’avez-vous, seigneur de Santillane ? dirent-ils en me voyant. Vous êtes bien ému ! Vous serait-il arrivé quelque désagréable accident ?

J’étais trop plein du mauvais succès de mon apologue, pour leur cacher ma douleur. Je leur fis le récit des choses que j’avais dites au duc, et ils se montrèrent sensibles à la vive affliction dont je leur parus saisi. Vous avez sujet d’être chagrin, me dit l’un d’eux. Monseigneur, quelquefois, prend les choses de travers. Cela n’est que trop vrai, dit l’autre. Puissiez-vous être mieux traité que ne le fut un secrétaire du cardinal Spinosa ! Ce secrétaire, las de ne rien recevoir, depuis quinze mois qu’il était occupé par Son Éminence, prit un jour la liberté de lui représenter ses besoins, et de demander quelque argent pour vivre. Il est juste, lui dit le ministre, que vous soyez payé. Tenez, poursuivit-il en lui mettant entre les mains une ordonnance de mille ducats, allez toucher cette somme au trésor royal ; mais souvenez-vous en même temps que je vous remercie de vos services. Le secrétaire se serait consolé d’être congé-