Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/21

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a pour les écrits fins et limés. L’honneur de passer pour un parfait orateur a des charmes pour moi. On trouve mes ouvrages également forts et délicats ; mais je voudrais bien éviter le défaut des bons auteurs qui écrivent trop longtemps, et me sauver avec toute ma réputation.

Ainsi, mon cher Gil Blas, continua le prélat, j’exige une chose de ton zèle : quand tu t’apercevras que ma plume sentira la vieillesse, lorsque tu me verras baisser, ne manque pas de m’en avertir. Je ne me fie point à moi là-dessus ; mon amour-propre pourrait me séduire. Cette remarque demande un esprit désintéressé. Je fais choix du tien que je connais bon ; je m’en rapporterai à ton jugement. Grâce au ciel, lui dis-je, Monseigneur, vous êtes encore fort éloigné de ce temps-là. De plus, un esprit de la trempe de celui de Votre Grandeur se conservera beaucoup mieux qu’un autre, ou, pour parler plus juste, vous serez toujours le même. Je vous regarde comme un autre cardinal Ximenès, dont le génie supérieur, au lieu de s’affaiblir par les années, semblait en recevoir de nouvelles forces. Point de flatterie, interrompit-il, mon ami ! Je sais que je puis tomber tout d’un coup. À mon âge on commence à sentir les infirmités, et les infirmités du corps altèrent l’esprit. Je te le répète, Gil Blas, dès que tu jugeras que ma tête s’affaiblira, donne-m’en aussitôt avis. Ne crains pas d’être franc et sincère ; je recevrai cet avertissement comme une marque d’affection pour moi. D’ailleurs, il y va de ton intérêt : si par malheur pour toi il me revenait qu’on dît dans la ville que mes discours n’ont plus leur force ordinaire, et que je devrais me reposer, je te le déclare tout net, tu perdrais avec mon amitié la fortune que je t’ai promise. Tel serait le fruit de ta sotte discrétion.

Le patron cessa de parler en cet endroit, pour attendre ma réponse, qui fut une promesse de faire ce qu’il souhaitait. Depuis ce temps-là, il n’eut plus rien de