Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/215

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retirer des mains du seigneur Gabriel nos deux sacs, où il y avait dans chacun cinq cents doublons. Chemin faisant, mon associé me dit : Si nous ne sommes pas assez riches pour acheter une terre magnifique, nous pourrons en avoir du moins une raisonnable. Quand nous n’aurions qu’une cabane, lui répondis-je, j’y serais satisfait de mon sort. Quoique je sois à peine au milieu de ma carrière, je me sens revenu du monde, et je ne prétends plus vivre que pour moi. Outre cela, je te dirai que je me suis formé des agréments de la vie champêtre une idée qui m’enchante, et qui m’en fait jouir par avance. Il me semble déjà que je vois l’émail des prairies, que j’entends chanter les rossignols et murmurer les ruisseaux : tantôt je crois prendre le divertissement de la chasse, et tantôt celui de la pêche. Imagine-toi, mon ami, tous les différents plaisirs qui nous attendent dans la solitude, et tu en seras charmé comme moi. À l’égard de notre nourriture, la plus simple sera la meilleure. Un morceau de pain pourra nous contenter, quand nous serons pressés de la faim : nous le mangerons avec un appétit qui nous le fera trouver excellent. La volupté n’est point dans la bonté des aliments exquis, elle est toute en nous ; et cela est si vrai, que mes repas les plus délicieux ne sont pas ceux où je vois régner la délicatesse et l’abondance. La frugalité est une source de délices merveilleuse pour la santé.

Avec votre permission, seigneur Gil Blas, interrompit mon secrétaire, je ne suis pas tout à fait de votre sentiment sur la prétendue frugalité dont vous voulez me faire fête. Pourquoi nous nourrir comme des Diogènes ? Quand nous ne ferons pas si mauvaise chère, nous ne nous porterons pas plus mal. Croyez-moi, puisque nous avons, Dieu merci, de quoi rendre notre retraite agréable, n’en faisons pas le séjour de la faim et de la pauvreté. Sitôt que nous aurons une terre, il faudra la munir de bons vins et de toutes les autres