Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/275

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jours coulaient dans les plus doux amusements. Antonia était fort sérieuse, mais nous étions très gais, Béatrix et moi ; et, quand nous ne l’aurions pas été, il suffisait que Scipion fût avec nous pour ne point engendrer de mélancolie. C’était un homme incomparable pour la société, un de ces personnages comiques qui n’ont qu’à se montrer pour égayer une compagnie.

Un jour qu’il nous prit fantaisie, après le dîner, d’aller faire la sieste dans l’endroit le plus agréable du bois, mon secrétaire se trouva de si belle humeur, qu’il nous ôta l’envie de dormir par ses discours réjouissants. Tais-toi, lui dis-je, mon ami ; il n’y a pas moyen de s’assoupir en t’écoutant, ou bien, puisque tu nous empêches de nous livrer au sommeil, fais-nous donc quelque récit digne de notre attention. Très volontiers, me répondit-il. Voulez-vous que je vous raconte l’histoire du roi Pélage ? J’aimerais mieux entendre la tienne, lui répliquai-je ; mais c’est un plaisir que tu n’as pas jugé à propos de me donner depuis que nous vivons ensemble, et que je n’aurai jamais apparemment. D’où vient ? me dit-il. Si je ne vous ai pas conté mon histoire, c’est que vous ne m’avez pas témoigné le moindre désir de la savoir ; ce n’est donc pas ma faute si vous ignorez mes aventures ; et, pour peu que vous soyez curieux de les apprendre, je suis prêt à contenter votre curiosité. Antonia, Béatrix et moi, nous le prîmes au mot, et nous nous disposâmes à prêter une oreille attentive à son récit, qui ne pouvait faire sur nous qu’un bon effet, soit en nous divertissant, soit en nous excitant au sommeil.

Je serais, dit Scipion, le fils d’un grand de la première classe, ou tout au moins de quelque chevalier de Saint-Jacques ou d’Alcantara, si cela eût dépendu de moi : mais comme on ne se choisit point un père, vous saurez que le mien, nommé Torribio Scipion, était un honnête archer de la sainte Hermandad. En allant et venant sur les grands chemins où sa profession l’obligeait d’être