Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/276

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presque toujours, il rencontra par hasard un jour, entre Cuença et Tolède, une jeune Bohémienne qui lui parut fort jolie. Elle était seule, à pied, et portait avec elle toute sa fortune dans une espèce de havre-sac qu’elle avait sur le dos. Où allez-vous ainsi, ma mignonne ? lui dit-il en adoucissant sa voix, qu’il avait naturellement très rude. Seigneur cavalier, lui répondit-elle, je vais à Tolède, où j’espère gagner ma vie de façon ou d’autre en vivant honnêtement. Vos intentions sont louables, reprit-il, et je ne doute pas que vous n’ayez plus d’une corde à votre arc. Oui, Dieu merci, repartit-elle, j’ai plusieurs talents ; entre autres, je sais composer des pommades et des essences fort utiles aux dames ; je dis la bonne aventure, je fais tourner le sas pour retrouver les choses perdues, et montre tout ce qu’on veut dans le miroir ou dans le verre.

Torribio, jugeant qu’une pareille fille était un parti très avantageux pour un homme tel que lui, qui avait de la peine à vivre de son emploi, quoiqu’il sût fort bien le remplir, lui proposa de l’épouser. La Bohémienne n’eut garde de mépriser les vœux d’un officier de la sainte confrérie ; elle accepta la proposition avec plaisir. Cela étant arrêté entre eux, ils se rendirent tous deux en diligence à Tolède, où ils se marièrent, et vous voyez en moi le digne fruit de ce noble hyménée. Ils s’établirent dans un faubourg, où ma mère commença par débiter des pommades et des essences ; mais, ne trouvant pas ce trafic assez lucratif, elle fit la devineresse. C’est alors qu’on vit pleuvoir chez elle les écus et les pistoles : mille dupes de l’un et de l’autre sexe mirent bientôt en réputation la Coscolina ; c’est ainsi que se nommait la Bohémienne. Il venait tous les jours quelqu’un la prier d’employer pour lui son ministère : tantôt c’était un neveu indigent qui voulait savoir quand son oncle, dont il était l’unique héritier, partirait pour l’autre monde ; et tantôt c’était une fille qui souhaitait d’apprendre si un cavalier dont elle recon-