Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/312

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mon maître était un des plus assidus courtisans de cette dame. Un soir qu’il venait de la quitter, il me parut avoir un air animé qui ne lui était pas ordinaire. Seigneur, lui dis-je, vous paraissez bien agité ; votre fidèle serviteur peut-il vous en demander la cause ? Ne vous serait-il point arrivé quelque chose d’extraordinaire ? Le chevalier sourit à cette question, et m’avoua qu’effectivement il était occupé d’une conversation sérieuse qu’il venait d’avoir avec la marquise d’Almenara. Je voudrais bien, lui dis-je en souriant, que cette mignonne septuagénaire vous eût fait une déclaration d’amour. Ne pense pas te moquer, me répondit-il ; apprends, mon ami, que la marquise m’aime. Chevalier, m’a-t-elle dit, je connais votre peu de fortune comme votre noblesse ; j’ai de l’inclination pour vous, et j’ai résolu de vous épouser pour vous mettre à votre aise, ne pouvant honnêtement vous enrichir d’une autre manière. Je sais bien que ce mariage me donnera dans le monde un ridicule ; qu’on tiendra sur mon compte des discours médisants ; et qu’enfin je passerai pour une vieille folle qui veut se remarier. N’importe, je prétends mépriser les caquets pour vous faire un sort agréable : tout ce que je crains, a-t-elle ajouté, c’est que vous n’ayez de la répugnance à répondre à mes intentions.

Voilà, poursuivit le chevalier, ce que m’a dit la marquise ; j’en suis d’autant plus étonné, que c’est la femme de Cordoue la plus sage et la plus raisonnable ; aussi lui ai-je fait réponse que j’étais surpris qu’elle me fît l’honneur de me proposer sa main, elle qui avait toujours persisté dans la résolution de soutenir jusqu’au bout son veuvage. À quoi elle a reparti qu’ayant des biens considérables, elle était bien aise de son vivant d’en faire part à un honnête homme qu’elle chérissait. Vous êtes apparemment, repris-je, déterminé à sauter le fossé ? En peux-tu douter ? me répondit-il. La marquise a des biens immenses, avec les