Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/320

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans mes poches une soixantaine de pistoles, ce qui ne laissait pas d’être une assez bonne ressource pour un jeune homme qui se résolvait à vivre toujours dans la servitude.

Je marchai toute la nuit, ou, pour mieux dire, je courus ; car l’image des alguazils, toujours présente à mon esprit, me donnait sans cesse une nouvelle vigueur. L’aurore me découvrit entre Rodillas et Maqueda. Lorsque je fus à ce dernier bourg, me trouvant un peu fatigué, j’entrai dans l’église qu’on venait d’ouvrir, et, après y avoir fait une prière, je m’assis sur un banc pour me reposer. Je me mis à rêver à l’état de mes affaires, qui n’avaient que trop de quoi m’occuper, mais je n’eus pas le temps de faire des réflexions. J’entendis retentir l’église de trois ou quatre coups de fouet, qui me firent juger qu’il passait par là quelque muletier. Je me levai aussitôt pour aller voir si je ne me trompais pas ; et, quand je fus à la porte, j’en aperçus un qui, monté sur une mule, en menait deux autres à vide. Arrêtez, mon ami, lui dis-je, où vont ces mules ? À Madrid, me répondit-il. J’ai amené de là ici deux bons religieux de Saint-Dominique, et je m’en retourne.

L’occasion qui se présentait de faire le voyage de Madrid m’en inspira l’envie ; je fis marché avec le muletier ; je montai sur une de ses mules, et nous poussâmes vers Illescas, où nous devions aller coucher. À peine fûmes-nous hors de Maqueda, que le muletier, homme de trente-cinq à quarante ans, commença d’entonner des chants d’église à pleine tête. Il débuta par les prières que les chanoines disent à matines ; ensuite il chanta le Credo, comme on le chante aux grandes messes ; puis, passant aux vêpres, il les dit sans me faire grâce du Magnificat. Quoique le faquin m’étourdît les oreilles, je ne pouvais m’empêcher de rire ; je l’excitais même à continuer quand il était obligé de s’arrêter pour reprendre haleine. Courage, l’ami, lui disais-je, poursuivez. Si le ciel vous a donné de bons poumons, vous