Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/321

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n’en faites pas un mauvais usage. Oh ! pour cela, non, s’écria-t-il ; je ne ressemble pas, Dieu merci, à la plupart des voituriers qui ne chantent que des chansons infâmes ou impies ; je ne chante même jamais de romances sur nos guerres contre les Maures ; car, si ces choses-là ne sont pas déshonnêtes, vous conviendrez du moins qu’elles sont frivoles, et qu’un bon chrétien ne doit pas s’en occuper. Vous avez, lui répliquai-je, une pureté de cœur que les muletiers ont rarement ; mais dites-moi, mon ami, avec votre extrême délicatesse sur le choix de vos chants, avez-vous aussi fait vœu de chasteté dans les hôtelleries où il y a de jeunes servantes ? Assurément, me repartit-il, la continence est encore une chose dont je me pique dans ces sortes de lieux ; je n’y songe qu’au soin que je dois avoir de mes mules. Je ne fus pas peu étonné d’entendre parler de cette sorte ce phénix des muletiers ; et, le tenant pour un homme de bien et d’esprit, je liai avec lui conversation après qu’il eut chanté tout son soûl.

Nous arrivâmes à Illescas sur la fin de la journée. Lorsque nous fûmes à l’hôtellerie, je laissai à mon compagnon le soin des mules, et j’entrai dans la cuisine, où j’ordonnai à l’hôte de nous préparer un bon souper ; ce qu’il promit de faire si bien, que je me souviendrais, dit-il, toute ma vie d’avoir logé chez lui. Demandez, ajouta-t-il, demandez à votre muletier quel homme je suis. Vive Dieu ! je défierais tous les cuisiniers de Madrid et de Tolède de faire une olla podrida comparable aux miennes. Je veux vous régaler ce soir d’un civet de lapereau de ma façon ; vous verrez si j’ai tort de vanter mon savoir-faire. Là-dessus, me montrant une casserole où il y avait, à ce qu’il disait, un lapin déjà tout haché : Voilà, continua-t-il, ce que je prétends vous donner pour votre souper avec une épaule de mouton rôtie. Quand j’aurai mis là-dedans du poivre, du sel, du vin, un paquet de fines herbes et quelques autres ingrédients que j’emploie dans mes sauces,