Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/324

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à vie ; ce n’est pas tout ; il en avait une autre comme professeur émérite de collège ; et, de plus, il avait tous les ans du public un revenu de deux ou trois cents pistoles par les livres de morale dogmatique qu’il avait coutume de faire imprimer. La manière dont il composait ses ouvrages mérite bien qu’on en fasse mention. L’illustre don Ignacio passait presque toute la journée à lire les auteurs hébreux, grecs et latins, et à mettre sur un petit carré de papier chaque apophtegme ou pensée brillante qu’il y trouvait. À mesure qu’il remplissait des carrés, il m’employait à les enfiler dans un fil de fer en forme de guirlande, et chaque guirlande formait un tome. Que nous faisions de mauvais livres ! il ne se passait guère de mois que nous ne fissions pour le moins deux volumes, et aussitôt la presse en gémissait : ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que ces compilations se donnaient pour des nouveautés ; et, si les critiques s’avisaient de reprocher à l’auteur qu’il pillait les anciens, il leur répondait avec une orgueilleuse effronterie : Furto lætamur in ipso[1].

Il était aussi grand commentateur, et il y avait tant d’érudition dans ses commentaires, qu’il faisait souvent des remarques sur des choses qui n’étaient pas dignes d’être remarquées, comme sur ses carrés de papier il écrivait quelquefois très mal à propos des passages d’Hésiode et d’autres auteurs ; néanmoins, avec tout cela, je ne laissai pas de profiter chez ce savant ; il y aurait de l’ingratitude à n’en pas convenir. J’y perfectionnai mon écriture à force de copier ses ouvrages ; et si, me traitant en élève plutôt qu’en valet, il eut soin de me former l’esprit, il ne négligea point mes mœurs. Scipion, me disait-il quand par hasard il entendait dire que quelque domestique avait fait une friponnerie,

  1. Nous sommes fiers du larcin même. Ce passage latin est un hémistiche de Santeuil, dans les vers adressés à l’Académie des belles-lettres, pour démontrer la nécessité de faire en latin les inscriptions des monuments français.