Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/35

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fice, je lui répondis d’un air accommodé à la scène que nous allions jouer tous deux : Grâce au ciel, ma sœur, nos parents sont en bonne santé. Je ne doute pas, reprit-elle, que vous ne soyez étonné de me voir comédienne à Grenade ; mais ne me condamnez pas sans m’entendre. Il y a trois années, comme vous savez, que mon père crut m’établir avantageusement en me donnant au capitaine don Antonio Cœllo, qui m’amena des Asturies à Madrid où il avait pris naissance. Six mois après que nous y fûmes arrivés, il eut une affaire d’honneur qu’il s’attira par son humeur violente. Il tua un cavalier qui s’était avisé de faire quelque attention à moi. Le cavalier appartenait à des personnes de qualité qui avaient beaucoup de crédit. Mon mari, qui n’en avait guère, se sauva en Catalogne avec tout ce qui se trouva au logis de pierreries et d’argent comptant. Il s’embarque à Barcelone, passe en Italie, se met au service des Vénitiens, et perd enfin la vie dans la Morée en combattant contre les Turcs. Pendant ce temps-là, une terre que nous avions pour tout bien fut confisquée, et je devins une douairière des plus minces. À quoi me résoudre dans une si fâcheuse extrémité ? Une jeune veuve qui a de l’honneur se trouve bien embarrassée. Il n’y avait pas moyen de m’en retourner dans les Asturies. Qu’y aurais-je fait ? Je n’aurais reçu de ma famille que des condoléances pour toute consolation. D’un autre côté, j’avais été trop bien élevée pour être capable de me laisser tomber dans le libertinage. À quoi donc me déterminer ? Je me suis faite comédienne pour conserver ma réputation.

Il me prit une si forte envie de rire lorsque j’entendis Laure finir ainsi son roman, que je n’eus pas peu de peine à m’en empêcher. J’en vins pourtant à bout, et même je lui dis d’un air grave : Ma sœur, j’approuve votre conduite, et je suis bien aise de vous retrouver à Grenade, si honnêtement établie.

Le marquis de Marialva, qui n’avait pas perdu un