Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/356

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triote. Pour le voir de plus près, je m’approchai de son lit, et, ne pouvant douter que ce ne fût le poète Nunez, je demeurai quelques moments à le considérer sans rien dire. De son côté, il me remit aussi et m’envisagea de la même façon. Enfin, rompant le silence : Mes yeux, lui dis-je, ne me trompent-ils point ? est-ce en effet Fabrice que je rencontre ici ? C’est lui-même, répondit-il froidement, et tu ne dois pas t’en étonner. Depuis que je t’ai quitté, j’ai toujours fait le métier d’auteur ; j’ai composé des romans, des comédies, toutes sortes d’ouvrages d’esprit. J’ai fait mon chemin : je suis à l’hôpital.

Je ne pus m’empêcher de rire de ces paroles ; et encore plus de l’air sérieux dont il les avait accompagnées. Eh quoi ! m’écriai-je, ta muse t’a conduit dans ce lieu ! elle t’a joué ce vilain tour-là ! Tu le vois, répondit-il, cette maison sert souvent de retraite aux beaux esprits. Tu as bien fait, mon enfant, poursuivit-il, de prendre une autre route que moi. Mais tu n’es plus, ce me semble, à la cour, et tes affaires ont changé de face : je me souviens même d’avoir ouï dire que tu étais en prison par ordre du roi. On t’a dit la vérité, lui répliquai-je ; la situation charmante où tu me laissas quand nous nous séparâmes fut, peu de temps après, suivie d’un revers de fortune qui m’enleva mes biens et ma liberté. Cependant, mon ami, post nubila Phœbus ; tu me revois dans un état plus brillant encore que celui où tu m’as vu. Cela n’est pas possible, dit Nunez ; ton maintien est sage et modeste ; tu n’as pas l’air vain et insolent que donne ordinairement la prospérité ; Les disgrâces, repris-je, ont purifié ma vertu ; et j’ai appris à l’école de l’adversité à jouir des richesses sans m’en laisser posséder.

Dis-moi donc, interrompit Fabrice en se mettant avec transport sur son séant, quel peut être ton emploi ? Que fais-tu présentement ? Serais-tu intendant d’un grand seigneur ruiné ou de quelque veuve opulente ?