Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/392

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si faibles, qu’ils épargnent quelquefois aux femmes jusqu’à la peine de se justifier ?

Je soutins, continua-t-elle, au marquis de Marialva que tu étais mon frère. Pardonnez-moi, monsieur de Santillane, si je vous parle aussi familièrement qu’autrefois ; mais je ne puis me défaire de mes vieilles habitudes. Je te dirai donc que je payai d’audace. Ne voyez-vous pas, dis-je au seigneur portugais, que tout ceci est l’ouvrage de la jalousie et de la fureur ? Narcissa ma camarade et ma rivale, enragée de me voir posséder tranquillement un cœur qu’elle a manqué, m’a joué ce tour-là, que je lui pardonne ; car enfin il est naturel à une femme jalouse de se venger. Elle a corrompu le sous-moucheur de chandelles, qui, pour servir son ressentiment, a l’effronterie de dire qu’il m’a vue à Madrid femme de chambre d’Arsénie. Rien n’est plus faux : la veuve de rien Antonio Coello a toujours eu des sentiments trop relevés pour vouloir se mettre au service d’une fille de théâtre. D’ailleurs, ce qui prouve la fausseté de cette accusation et le complot de mes accusateurs, c’est la retraite précipitée de mon frère : s’il était présent, il pourrait confondre la calomnie ; mais Narcissa sans doute aura employé quelque nouvel artifice pour le faire disparaître.

Quoique ces raisons, poursuivit Laure, ne fissent pas trop bien mon apologie, le marquis eut la bonté de s’en contenter ; et ce débonnaire seigneur continua de m’aimer jusqu’au jour qu’il partit de Grenade pour retourner en Portugal. Véritablement son départ suivit de fort près le tien, et la femme de Zapata eut le plaisir de me voir perdre l’amant que je lui avais enlevé. Après cela, je demeurai encore quelques années à Grenade : ensuite, la division s’étant mise dans notre troupe (ce qui arrive quelquefois parmi nous), tous les comédiens se séparèrent : les uns s’en allèrent à Séville, les autres à Cordoue, et moi je vins à Tolède, où je suis depuis dix ans avec ma nièce Lucrèce, que