Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/400

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Le jour suivant, le roi, impatient de voir Lucrèce, se rendit à la Comédie. On joua une pièce entremêlée de chants et de danses, et dans laquelle notre jeune actrice brilla beaucoup. Depuis le commencement jusqu’à la fin, j’eus les yeux attachés sur le monarque, et je m’appliquai à démêler dans les siens ce qu’il pensait ; mais il mit en défaut ma pénétration par un air de gravité qu’il affecta de conserver toujours. Je ne sus que le lendemain ce que j’étais en peine de savoir. Santillane, me dit le ministre, je viens de quitter le roi, qui m’a parlé de Lucrèce avec tant de vivacité, que je ne doute pas qu’il ne soit épris de cette jeune comédienne ; et, comme je lui ai dit que c’est toi qui l’as fait venir de Tolède, il m’a témoigné qu’il serait bien aise de t’entretenir là-dessus en particulier : va de ce pas te présenter à la porte de sa chambre, où l’ordre de te faire entrer est déjà donné ; cours, et reviens promptement me rendre compte de cette conversation.

Je volai d’abord chez le roi, que je trouvai seul. Il se promenait à grands pas en m’attendant, et paraissait avoir la tête embarrassée. Il me fit plusieurs questions sur Lucrèce, dont il m’obligea de lui conter l’histoire ; ensuite il me demanda si la petite personne n’avait pas déjà eu quelque galanterie. J’assurai hardiment que non, malgré la témérité de ces sortes d’assurances ; ce qui me parut faire au Prince un fort grand plaisir. Cela étant, reprit-il, je te choisis pour mon agent auprès de Lucrèce ; je veux que ce soit de ta bouche qu’elle apprenne sa victoire. Va la lui annoncer de ma part, ajouta-t-il en me mettant entre les mains un écrin où il y avait pour plus de cinquante mille écus de pierreries, et dis-lui que je la prie d’accepter ce présent, en attendant de plus solides marques de ma passion.

Avant de m’acquitter de cette commission, j’allai rejoindre le comte-duc, à qui je fis un fidèle rapport de ce que le roi m’avait dit. Je m’imaginais que ce ministre en serait plus affligé que réjoui ; car je croyais qu’il