Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/423

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à vue d’œil. Il devint sombre, rêveur, et tomba dans une mélancolie profonde. Il cessa de jouer avec nous, et ne parut plus sensible à tout ce que nous pouvions inventer pour le divertir. Il s’enfermait après son dîner dans son cabinet, où il demeurait tout seul jusqu’au soir. Nous nous imaginions que sa tristesse était causée par des retours de sa grandeur passée, et, dans cette opinion, nous lâchions après lui le père dominicain, dont pourtant l’éloquence ne pouvait triompher de la mélancolie de monseigneur, laquelle, au lieu de diminuer, semblait aller en augmentant.

Il me vint dans l’esprit que la tristesse de ce ministre pouvait avoir une cause particulière qu’il ne voulait pas dire, ce qui me fit former le dessein de lui arracher son secret. Pour y parvenir, j’épiai le moment de lui parler sans témoin, et l’ayant trouvé : Monseigneur, lui dis-je d’un air mêlé de respect et d’affection, est-il permis à Gil Blas d’oser faire une question à son maître ? Tu peux me parler, me répondit-il, je te le permets. Qu’est devenu, repris-je, cet air content qui paraissait sur le visage de Votre Excellence ? N’auriez-vous plus l’ascendant que vous aviez pris sur la fortune ? Votre faveur perdue exciterait-elle en vous de nouveaux regrets ? Seriez-vous replongé dans cet abîme d’ennuis d’où votre vertu vous avait tiré ? Non, grâce au ciel, repartit le ministre, ma mémoire n’est plus occupée du personnage que j’ai fait à la cour, et j’ai pour jamais oublié les honneurs qu’on m’y a rendus. Eh ! pourquoi donc, lui répliquai-je, si vous avez la force de n’en plus rappeler le souvenir, avez-vous la faiblesse de vous abandonner à une mélancolie qui nous alarme tous ? Qu’avez-vous, mon cher maître ? poursuivis-je en me jetant à ses genoux ; vous avez sans doute un secret chagrin qui vous dévore : pouvez-vous en faire un mystère à Santillane, dont vous connaissez la discrétion, le zèle et la fidélité ? Par quel malheur ai-je perdu votre confiance ?