Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/51

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renommée ; elle répandait partout que j’étais une actrice inimitable. Sur la foi de cette déesse, les comédiens de Grenade m’écrivirent pour me proposer d’entrer dans leur troupe ; et, pour me faire connaître que la proposition n’était pas à rejeter, ils m’envoyèrent un état de leurs frais journaliers et de leurs abonnements, par lequel il me parut que c’était un parti avantageux pour moi. Aussi je l’acceptai, quoique dans le fond je fusse fâchée de quitter Phénice et Dorothée, que j’aimais autant qu’une femme est capable d’en aimer d’autres. Je laissai la première à Séville, occupée à fondre la vaisselle d’un petit marchand orfèvre, qui voulait par vanité avoir une comédienne pour maîtresse. J’ai oublié de te dire qu’en m’attachant au théâtre je changeai par fantaisie le nom de Laure en celui d’Estelle ; et c’est sous ce dernier nom que je partis pour venir à Grenade.

Je n’y débutai pas moins heureusement qu’à Séville, et je me vis bientôt environnée de soupirants. Mais, n’en voulant favoriser aucun qu’à bonnes enseignes, je gardai avec eux une retenue qui leur jeta de la poudre aux yeux. Néanmoins, de peur d’être la dupe d’une conduite qui ne menait à rien et qui ne m’était pas naturelle, j’allais me déterminer à écouter un jeune oydor[1] de race bourgeoise, qui fait le seigneur en vertu de sa charge, d’une bonne table et d’un équipage, quand je vis pour la première fois le marquis de Marialva. Ce seigneur portugais, qui voyage en Espagne par curiosité, passant par Grenade, s’y arrêta. Il vint à la comédie. Je ne jouais point ce jour-là. Il regarda fort attentivement les actrices qui s’offrirent à ses yeux. Il en trouva une à son gré. Il fit connaissance avec elle dès le lendemain ; et il était près de passer bail, lorsque je parus sur le théâtre. Ma vue et mes minauderies firent tout à coup tourner la girouette ; mon Portugais ne s’attacha plus qu’à moi. Il faut dire la vérité ; comme je

  1. Oydor, auditeur des comptes, conseiller des finances.