Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/69

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sal et de prendre la peine non seulement d’écrire ses placets, mais de les composer même avec lui. À force d’avoir mis des homélies au net, j’avais appris à tourner une phrase ; j’étais devenu une espèce d’auteur. Le vieil officier, de son côté, se piquait de savoir bien coucher par écrit[1]. De sorte que, travaillant tous deux par émulation, nous faisions des morceaux d’éloquence dignes des plus célèbres régents de Salamanque. Mais nous avions beau l’un et l’autre épuiser notre esprit à semer des fleurs de rhétorique dans ces placets, c’était, comme on dit, semer sur le sable. Quelque tour que nous prissions pour faire valoir les services de don Annibal, la cour n’y avait aucun égard ; ce qui n’engageait pas ce vieil invalide à faire l’éloge des officiers qui se ruinent à la guerre. Dans sa mauvaise humeur, il maudissait son étoile et donnait au diable Naples, la Lombardie et les Pays-Bas.

Pour surcroît de mortification, il arriva un jour qu’à sa barbe un poète produit par le duc d’Albe, ayant récité devant le roi un sonnet sur la naissance d’une infante, fut gratifié d’une pension de cinq cents ducats. Je crois que le capitaine mutilé en serait devenu fou, si je n’eusse pris soin de lui remettre l’esprit. Qu’avez-vous ? lui dis-je en le voyant hors de lui-même. Il n’y a rien là-dedans qui doit vous révolter. Depuis un temps immémorial, les poètes ne sont-ils pas en possession de rendre les princes tributaires de leurs muses ? Il n’est point de tête couronnée qui n’ait quelques-uns de ces messieurs pour pensionnaires, Et entre nous, ces sortes de pensions, étant rarement ignorées de l’avenir, consacrent la libéralité des rois, au lieu que les autres qu’ils font sont souvent en pure perte pour leur renommée. Combien Auguste a-t-il donné de récompenses, combien a-t-il fait de pensions dont nous n’avons

  1. Coucher par écrit, sans régime ou complément du verbe, est une expression qui paraît assez singulière. Elle a vieilli depuis Le Sage. Boileau l’a employée avec un complément dans l’Épître à son Jardinier ; mais c’était un mot qu’il prêtait aux gens de son village.