Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/70

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aucune connaissance ! Mais la postérité la plus reculée saura comme nous que Virgile a reçu de cet empereur plus de deux cent mille écus de bienfaits.

Quelque chose que je puisse dire à don Annibal, le fruit du sonnet lui demeura sur l’estomac comme un plomb ; et, ne pouvant le digérer, il se résolut à tout abandonner. Il voulut néanmoins auparavant, pour jouer de son reste, présenter encore un placet au duc de Lerme[1]. Nous allâmes pour cet effet tous deux chez ce premier ministre. Nous y rencontrâmes un jeune homme qui, après avoir salué le capitaine, lui dit d’un air affectueux : Mon cher et ancien maître, est-ce vous que je vois ? Quelle affaire vous amène chez monseigneur ? Si vous avez besoin d’une personne qui ait du crédit, ne m’épargnez pas ; je vous offre mes services. Comment donc, Pédrille ? lui répondit l’officier, à vous entendre, il semble que vous occupiez quelque poste important dans cette maison. Du moins, répliqua le jeune homme, y ai-je assez de pouvoir pour faire plaisir à un honnête hidalgo comme vous. Cela étant, reprit le capitaine avec un souris, j’ai recours à votre protection. Je vous l’accorde, repartit Pédrille. Vous n’avez qu’à m’apprendre de quoi il est question, et je promets de vous faire tirer pied ou aile du premier ministre[2].

Nous n’eûmes pas sitôt mis au fait ce garçon si plein de bonne volonté, qu’il demanda où demeurait don Annibal ; puis, nous ayant assuré que nous aurions de ses nouvelles le jour suivant, il disparut sans nous instruire de ce qu’il prétendait faire, ni même nous dire

  1. Le duc de Lerme (don François de Roxas de Sandoval) est un personnage historique. Nous le retrouverons plusieurs fois ci-après ; mais il doit fixer ici l’époque des événements racontés par Gril Blas au règne de Philippe III, qui commence en 1578, et finit en 1621. À son avènement au trône, Philippe III, âgé de vingt et un ans seulement, parut ne prendre les rênes du gouvernement que pour les faire passer dans les mains de ce favori, qu’il fit d’abord grand d’Espagne, duc de Lerme, et premier ministre.
  2. Tirer pied ou aile d’un ministre n’est pas une façon de tirer bien correcte et bien noble : mais elle est dans la bouche de Pédrille.
    Intererit multum Divusne loquatur, an heros.
    Horat., Art. poét., III.