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Page:Lesueur - À force d'aimer, 1895.djvu/310

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à force d’aimer

nulle émotion, mais une sécurité froide et une volonté cruelle. Sa bouche mince ressemblait, sous la grêle moustache, à une coupure nette et exsangue. Ses yeux attentifs luisaient comme son épée. Certes, la souplesse de son poignet ne se ressentait pas de la meurtrissure qu’il avait mis huit jours à guérir ; on y eût plutôt découvert le résultat d’exercices récents et secrets. Fortier n’avait pas eu tort de mettre son fils adoptif en garde contre la sournoiserie de Chanceuil, qui, s’il avait les détentes musculaires inouïes de promptitude que l’on remarque chez les félins, ne manquait pas non plus de la ruse familière à ces animaux.

René, qui, dans les salles d’armes, ne rencontrait pas souvent des tireurs plus forts que lui-même, reconnut immédiatement la supériorité de celui-ci. Une sensation d’angoisse lui effleura le cœur, comme un souffle froid. Ce ne fut pas un frémissement de la chair, une anxiété physique, mais la crainte de voir lui échapper l’enjeu inappréciable de cette terrible partie. À la pointe aiguë de cette épée qui froissait, presque immobile, celle de son adversaire, étaient suspendus le salut de Huguette et l’amour de Germaine. L’éclair de sa pensée, plus rapide et lumineux que l’éclair de cette lame, lui fit mesurer la distance de la victoire à la défaite, du paradis à l’abîme. C’était trop beau, trop inaccessible d’un côté, trop effroyablement sombre de l’autre ! Il eut une dé-