Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de tous les cuistres, des sots, des pédants, avec lesquels j’ai passé ma journée, je n’ai pensé qu’à vous et à vos folies, je vous ai regretté ; je vous ai désiré avec autant de passion que si vous étiez la créature la plus aimable et la plus raisonnable qui existât. Je ne peux pas m’expliquer le charme qui me lie à vous. Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez pas le devenir : je n’ai aucune sorte de confiance en vous ; vous m’avez fait le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer une âme honnête : vous me privez, peut-être pour jamais, dans ce moment-ci, de la seule consolation que le ciel accordait aux jours qui me restent à vivre ; enfin, que vous dirai-je ! vous avez tout rempli : le passé, le présent et l’avenir ne me présentent que douleurs, regrets et remords ; eh bien ! mon ami, je pense, je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité. Vous faites bien de ne pas m’en tenir compte : je n’ai pas le droit de rien exiger de vous : car mon souhait le plus ardent est que vous ne fussiez rien pour moi. Que diriez-vous de la disposition d’une malheureuse créature qui se montrerait à vous pour la première fois, agitée, bouleversée par des sentiments si divers et si contraires ? vous la plaindriez ; votre bon cœur s’animerait ; vous voudriez secourir, soulager cette infortunée. Eh bien ! mon ami, c’est moi ; et ce malheur, c’est vous qui le causez, et cette âme de feu et de douleur est de votre création. Ah ! je vous crois encore comme Dieu : vous devez bien vous repentir de votre ouvrage. En vérité, lorsque j’ai pris la plume, je ne savais pas un mot de ce que je vous dirais : je voulais seulement vous dire de venir dîner demain