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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/11

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qui aimait fort la littérature, comme on sait, et surtout celle de sentiment. Au moment où ces Lettres parurent, ce fut un grand émoi dans la société où vivaient encore, à cette date, quelques anciens amis de Mlle de Lespinasse. On déplora fort cette publication indiscrète ; on réprouva la conduite des éditeurs qui déshonoraient ainsi, disait-on, la mémoire d’une personne jusque-là considérée, et qui livraient son secret à tous sans en avoir le droit. On invoqua la morale et la pudeur ; on invoqua la renommée même de Mlle de Lespinasse. Cependant on jouissait avidement de cette lecture qui passe de bien loin en intérêt les romans les plus enflammés, et qui est véritablement la Nouvelle Héloïse en action[1]. Aujourd’hui la postérité, indifférente aux considérations de personnes, ne voit plus que le livre ; elle le classe dans la série des témoignages et des peintures immortelles de la passion, et il n’en est pas un si grand nombre qu’on ne les puisse compter. Dans l’antiquité, on a Sapho pour quelques accents et quelques soupirs de feu qui nous

  1. Voici une anecdote que je tiens d’original. Dans la saison où ces Lettres parurent, une brillante société était réunie aux bains d’Aix, en Savoie. On était allé en visite à Chambéry ; au retour, il y avait une voiture où se trouvaient Mme de Staël, Benjamin Constant, Mme de Boigne, Adrien de Montmorency, etc. Pendant ce voyage, maint accident survint au dehors, tempête, tonnerre, empêchements et retards de toutes sortes. En arrivant à Aix, les personnes qui étaient dans la voiture trouvèrent les gens de l’hôtel sur la porte tout inquiets et les interrogeant. Mais eux, les voyageurs, ils n’avaient rien vu ni remarqué de ces petits accidents : c’est que Mme de Staël avait parlé pendant tout ce temps-là, et qu’elle parlait des lettres de Mlle de Lespinasse, et de ce M. de Guibert qui avait été sa première flamme.