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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/110

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pour l’intimité : vous avez besoin de vous répandre ; le mouvement, le brouhaha de la société vous sont nécessaires : ce n’est pas le besoin de votre vanité, mais c’est celui de votre activité. La confiance, la tendresse, cet oubli de soi et de tout amour-propre, tous ces biens sentis et appréciés par une âme tendre et passionnée, éteignent et engourdissent la vôtre. Oui, je le répète : vous n’avez pas besoin d’être aimé. Quelle étrange méprise ! mon Dieu ! et j’ose accuser certaines gens de manquer de discernement ; j’ose dire qu’ils n’observent rien, qu’ils ne connaissent pas les hommes. Ah ! comment ai-je été égarée, trompée à un tel excès ? comment mon esprit n’a-t-il pas arrêté mon âme ? et comment se fait-il qu’en vous jugeant sans cesse, je sois toujours entraînée ? Vous ne connaissez pas la moitié de l’ascendant que vous avez sur moi : vous ne savez pas ce que vous avez à vaincre chaque fois que je vous vois ; vous ne vous doutez pas de tous les sacrifices que je vous fais : vous ne savez pas à quel point je renonce à moi pour être à vous. Je vous dirai comme Phèdre : « Il fallait bien souvent me priver de mes larmes ». Oui, mon ami, je me prive avec vous de tout ce qui m’est le plus cher. Je ne vous parle ni de mes regrets, ni de mes souvenirs ; et ce qui m’est plus cruel encore, je ne vous laisse voir qu’une partie de la sensibilité dont vous remplissez mon cœur. Je retiens la passion que vous excitez dans mon âme ; je me dis sans cesse : il n’y répondrait pas, il ne m’entendrait pas et je mourrais de douleur. Concevez-vous, mon ami, l’espèce de tourment auquel je suis livrée ? j’ai des remords de ce que je vous donne, et des regrets de ce que je suis forcée de retenir. Je m’abandonne à vous, et je ne me livre pas à mon penchant ; en vous cédant, je me combats