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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/111

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encore. Ah ! m’entendrez-vous ? et saurez-vous, du moins par la pensée, ce que je sens et ce que vous me faites souffrir ? Oui, vous aurez un retour vers moi, parce que vous avez cette sensibilité qui fait qu’on s’intéresse aux malheureux et qu’on les plaint. Mais je ne sais pourquoi je me permets ce moment d’épanchement ; je sais du reste que je ne trouverai point de consolation dans votre cœur. Mon ami, il est vide de tendresse et de sentiment. Vous n’avez qu’un moyen de m’enlever à mes maux, c’est en m’enivrant, et ce remède même est le plus grand de mes malheurs. Bonsoir, mon ami ; donnez-moi de vos nouvelles : mon laquais a ordre de retourner chercher votre réponse. — Dites-moi ce que vous comptez faire demain vendredi ; dites-moi si je vous verrai. Je voudrais que ce ne fût pas le matin, parce que je dois avoir une visite longue et ennuyeuse ; je voudrais vous voir, pourtant. Songez que samedi et dimanche je serai privée de ce bonheur. Adieu encore, je suis fatiguée. J’ai vu, je crois, quarante personnes aujourd’hui, et je n’en désirais qu’une, une dont sûrement la pensée ne s’est pas tournée une fois vers moi. Mon ami, si vous étiez heureux, j’approuverais votre manière d’être : mais ce vague, ce vide, cette agitation, ce mouvement perpétuel, cette manière de n’être ni occupé par le travail, ni animé par le sentiment, cette dépense continuelle qui appauvrit sans qu’il en résulte ni plaisir, ni intérêt, ni réputation, ni gloire ! ah, mon Dieu ! vous ne méritiez pas que la nature vous traitât aussi bien : elle a été prodigue envers vous, et vous n’êtes que dissipateur ; mais moi, je me ruine avec vous, et c’est vous accabler et non vous enrichir. Je vous ennuie, vous avez du dégoût pour mes lettres, et en cela j’admire la justesse et la délicatesse de votre