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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/139

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dans le moment même d’abuser de ma tendresse : cette pensée soulevait mon âme, irritait mon amour-propre ; je me sentais au comble du malheur, je ne pouvais plus vous aimer ; j’abhorrais les moments de consolation et de plaisir que je vous devais. Vous m’aviez enlevée à la mort, la seule ressource, le seul appui que je m’étais promis, lorsque j’avais tremblé pour les jours de M. de Mora. Vous m’aviez fait survivre à un malheur affreux, vous remplissiez mon âme de remords, vous me faisiez éprouver un plus grand mal encore, celui de vous haïr ; oui, mon ami, vous haïr. J’ai été plus de huit jours animée par cet horrible sentiment ; cependant je reçus votre lettre de Chartres. Le besoin de savoir comment vous vous portiez me fit manquer à la résolution que j’avais prise de ne plus ouvrir vos lettres. Vous me disiez que vous vous portiez bien ; vous m’appreniez que vous aviez, malgré ma volonté, quelques-unes de mes lettres, et vous citez un vers de Zaïre, qui semblait braver mon malheur ; et puis, ce qu’il y avait de sensible, les regrets exprimés dans cette lettre me parurent vagues, et plus faits pour épancher votre âme que pour toucher la mienne ; en un mot, je fis du poison de tout ce que vous me disiez, et je formai plus que jamais le projet de ne vous pas aimer, et de ne plus ouvrir vos lettres. Je l’ai tenue cette résolution qui a déchiré mon cœur, qui m’a rendue malade. Depuis votre départ, je suis changée et abattue comme si j’avais eu une grande maladie. Eh ! en effet, cette fièvre de l’âme qui va jusqu’au délire, est une cruelle maladie : il n’y a point de corps assez robuste pour résister à une telle souffrance. Mon ami, plaignez-moi, vous m’avez fait mal. Je ne reçus votre lettre de Rochambeau que samedi ; je ne l’ouvris pas