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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/140

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et en la mettant dans mon portefeuille j’eus un violent battement de cœur, mais je me commandai d’être forte, et je le fus. Ah ! combien il m’en a coûté pour garder cette lettre ! combien de fois j’ai lu l’adresse ! combien de temps je l’ai eue dans mes mains ! la nuit même j’avais besoin de la toucher : dans l’excès de ma faiblesse, je me disais que j’étais forte, et je résistais au plus grand bien, au plus grand plaisir, et voyez quel genre de folie ! Je vous aimais avec plus de force que jamais ; rien, pendant six jours, n’a pu me distraire de cette lettre cachetée : si je l’avais ouverte au moment où je l’avais reçue, l’impression n’aurait été ni si vive, ni si profonde. Enfin, enfin hier, abîmée de tristesse, ne voyant point arriver de lettres de Chanteloup, d’où vous m’aviez promis de m’écrire, je fus frappée de l’idée que vous étiez peut-être malade à Rochambeau ; et sans savoir ce que je faisais, ni à quoi je cédais, votre lettre était lue, relue, mouillée de mes larmes, avant que j’eusse pensé que je ne devais pas la lire. Ah ! mon ami, combien j’aurais perdu ! j’adore votre sensibilité. Ce que vous dites de Bordeaux fait saigner une plaie qui n’était pas fermée, qui ne le sera jamais. Non, ma vie ne sera pas assez longue pour regretter et pour chérir l’homme le plus sensible et le plus vertueux qui exista jamais. Quelle affreuse pensée ! J’ai troublé ses derniers jours ; en craignant d’avoir à se plaindre de moi, il exposait sa vie pour moi, et son dernier mouvement a été une action de tendresse et de passion. Je ne sais si je retrouverai jamais la force de relire ses derniers mots ; si je ne vous avais aimé, mon ami, ils auraient suffi pour me tuer. J’en frémis encore ; je les vois, et c’est vous qui m’avez rendue coupable : c’est vous qui faites que je vis ;