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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/146

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qu’elle a faite hier ; jamais votre grand-père n’en a fait une si bonne ». — Le comte de C… qui est à Montigny, m’a écrit trois pages remplies d’enthousiasme et de transport, c’est beaucoup. Qu’ils sont heureux ! l’espérance les conserve jeunes. Hélas ! qu’on est vieux quand on l’a perdue, ou qu’il n’en reste tout juste que pour échapper au désespoir ! — Dites-moi donc si vous avez fait bien des vers ; si vous vous accoutumez à vous hâter lentement, si vous vous résoudrez à faire comme Racine, qui faisait difficilement des vers. Mon ami, je vous impose le plaisir de lire, de relire tous les matins une scène de cette musique divine, et puis vous vous promènerez, vous ferez des vers ; et avec le talent que la nature vous a donné, de penser et de sentir fortement, je vous réponds que vous en ferez de très beaux. Mais de quoi m’avisé-je ? de conseiller, qui ? Un homme qui a un grand mépris pour mon goût, qui me croit assez bête, qui ne m’a jamais vue en mesure sur rien, et qui, en me jugeant ainsi, pourrait bien n’être qu’en mesure, et marquer autant de justesse que de justice. Adieu, mon ami. Si vous m’aimiez, je ne serais pas si modeste ; je croirais n’avoir rien à envier dans la nature.

Je vous ai écrit hier un volume à Bordeaux. Ce mot m’est effroyable ; il touche la corde sensible et douloureuse de mon âme. Adieu, adieu.