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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/15

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sion et les délires de sa passion funeste, tous les Mémoires du temps nous le disent. Elle s’était fort attachée à d’Alembert, enfant illégitime comme elle, et qui, comme elle, avait négligé avec fierté de se mettre en quête pour des droits qu’il n’aurait pas dus à la tendresse. D’Alembert logeait d’abord rue Michel-le-Comte, chez sa nourrice, la bonne vitrière ; il y avait bien loin de là à la rue de Belle-Chasse. Une maladie grave qui lui survint, et durant laquelle Mlle de Lespinasse l’alla soigner, lui fit ordonner par les médecins un meilleur air, et le décida à aller demeurer tout simplement avec son amie. Depuis ce jour, d’Alembert et Mlle de Lespinasse firent ménage, mais en tout bien tout honneur, et sans qu’on en jasât autrement. La vie de d’Alembert en devint plus douce, la considération de Mlle de Lespinasse s’en accrut.

Mlle de Lespinasse n’était point jolie ; mais, par l’esprit, par la grâce, par le don de plaire, la nature l’avait largement récompensée. Du premier jour qu’elle fut à Paris, elle y parut aussi à l’aise, aussi peu dépaysée que si elle y avait passé sa vie. Elle profita de l’éducation de ce monde excellent où elle vivait, comme si elle n’en avait pas eu besoin. Son grand art en société, un des secrets de son succès, c’était de sentir l’esprit des autres, de le faire valoir, et de sembler oublier le sien. Sa conversation n’était jamais au-dessus ni au-dessous de ceux à qui elle parlait ; elle avait la mesure, la proportion, la justesse. Elle reflétait si bien les impressions des autres et recevait si visiblement l’effet de leur esprit, qu’on l’ai-