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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/159

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dant quelqu’un de souffrant et de malheureux, la première question serait toujours celle-ci : dormez-vous ? la seconde : quel âge avez-vous ?



LETTRE LII

Commencée jeudi, 22 septembre 1774.

« Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures ;
« Je crains votre silence, et non pas vos injures. »

Mon ami, si j’avais de la passion, votre silence me ferait mourir ; et si je n’avais que de l’amour-propre, il me blesserait, et je vous en haïrais de toutes mes forces : eh bien ! je vis, et je ne vous hais plus. Mais je ne vous cacherai pas que j’ai vu avec chagrin, quoique sans étonnement, que c’était uniquement mon mouvement qui vous entraînait : vous aviez à me répondre. Vous ne savez plus me parler, et lorsque vous croyez que mon sentiment a cessé, vous ne sentez aucun regret, et vous ne trouvez rien en vous qui vous donne le droit de réclamer ce que vous avez perdu. Eh bien ! mon ami, je suis assez calme pour être juste : j’approuve votre conduite, quoiqu’elle m’afflige ; je vous estime de ne rien mettre à la place de la vérité. Et en effet, de quoi vous plaindriez-vous ? je vous ai soulagé ; il est affreux d’être l’objet d’un sentiment qu’on ne peut pas partager, l’on souffre et l’on rend malheureux : aimer et être aimé c’est le bonheur du ciel ; quand on l’a connu et qu’on l’a perdu, il ne reste qu’à mourir.

Il y a deux choses dans la nature qui ne souffrent