Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/160

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas la médiocrité, les vers et… Mais je ne m’abuse point, le sentiment que j’avais pour vous n’était point parfait. D’abord j’avais à me le reprocher, il me coûtait des remords ; et puis, je ne sais si c’était le trouble de ma conscience qui renversait mon âme, et qui avait absolument changé ma manière d’être et d’aimer ; mais j’étais sans cesse agitée de sentiments que je condamnais ; je connaissais la jalousie, l’inquiétude, la défiance ; je vous accusais sans cesse, je m’imposais la loi de ne pas me plaindre : mais cette contrainte m’était affreuse ; enfin, cette manière d’aimer était si étrange à mon âme, qu’elle en faisait le tourment. Mon ami, je vous aimais trop et pas assez, ainsi nous avons gagné tous les deux au changement qui est arrivé en moi : et ce n’est ni votre ouvrage ni le mien. J’ai vu clair un moment, et dans moins d’une demi-heure, j’ai senti le dernier terme de la douleur, je me suis éteinte, et j’ai ressuscité ; et ce qui est incontestable, c’est qu’en revenant à moi je n’ai plus retrouvé que M. de Mora, l’affaissement qui était arrivé à mon cerveau en avait effacé toute autre trace. Vous, mon ami, qui, un quart d’heure avant, remplissiez toute ma pensée, j’ai passé plus de vingt-quatre heures sans que vous vous y soyez présenté une seule fois ; et puis j’ai vu que mon sentiment n’était plus qu’un souvenir. J’ai resté plusieurs jours sans retrouver la force de souffrir, ni d’aimer ; et puis j’ai enfin repris ce degré de raison qui fait apprécier tout à peu près à sa juste valeur, et qui me fait sentir que, si je n’ai plus de plaisir à espérer, il me reste bien peu de malheur à craindre. J’ai retrouvé le calme, mais je ne m’y trompe point, c’est le calme de la mort ; et dans quelque temps, si je vis, je pourrai dire comme cet homme qui vivait