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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/167

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vous, etc., etc. » Mon ami, je ne saurais tracer ces mots sans fondre en larmes : le sentiment qui les a dictés était le plus tendre et le plus passionné qui fût jamais ; le malheur, l’absence, la maladie, rien n’avait pu ébranler ni refroidir cette âme de feu. Ah ! j’ai pensé mourir hier, en lisant une lettre de M. de Fuentes. Il me mande que sa douleur ne lui a pas encore permis de rien voir de ce qui fut cher à son fils, qu’il conservera pour moi la plus tendre, la plus vive reconnaissance des preuves d’amitié que j’ai données dans tous les temps à M. de Mora ; que je le soutenais dans son malheur, et que tout ce que son fils me devait, il voudrait l’acquitter au prix de sa vie. Il ose, en son nom, au nom de ce fils qu’il pleure, me demander une grâce : c’est d’engager M. d’Alembert, qui fut son ami, à lui écrire une espèce d’éloge funèbre qui honorera la mémoire de son fils, qui fera sa consolation le peu de jours qui lui reste à vivre, qu’il lira à sa famille comme un monument honorable pour elle, et qui servira d’encouragement à la vertu pour ses autres enfants. Et cette prière si touchante finit par des larmes. Oh ! combien elle m’en a fait répandre ! et je ne crains point de vous ennuyer en vous faisant un récit qui ne serait pas froid dans un roman. Mon Dieu ! j’adore M. de Fuentes : il était digne d’avoir un tel fils. Quelle perte, en effet, et pour lui et pour tout ce qui l’a aimé ! et cependant nous vivons tous ! Son père, sa sœur et moi nous aurions été trop fortunés de mourir au même instant qu’il nous a été enlevé. Ah ! mon ami, plaignez-moi ! ayez pitié de moi ! vous seul dans la nature pouvez faire pénétrer quelques moments de douceur et de consolation dans mon âme mortellement blessée. Je le sens, votre présence aurait soulagé le poids dont je