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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/166

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LETTRE LIV

Lundi, 26 septembre 1774.

Mon ami, j’ai désiré hier toute la journée de vous écrire : mais la force m’a manqué. J’ai été dans un état de souffrance qui m’a ôté le pouvoir de parler et d’agir. Je ne puis plus manger : les mots de nourriture et de douleur sont devenus synonymes pour moi. Mais c’est de vous que je veux parler, c’est de vous que je suis occupée, que je suis inquiète. Hélas ! je l’avais voulu croire ! — c’est encore une méprise, quoique je ne sois plus susceptible de plaisir et de bonheur, mon âme semble toute neuve pour la elle s’accroît de ce que vous souffrez. Je vous vois malade : j’ai à me reprocher de vous avoir causé quelques moments de tristesse ; sans me flatter que vous attachiez un grand intérêt ni à mon sentiment, ni à moi, cependant j’ai pu troubler votre repos, et j’en suis désolée. Mon ami, c’est vous qui m’avez appris à affliger, à tourmenter ce que j’aimais. Ah ! que j’en ai été cruellement punie ! si le ciel me réservait !… Mais mon sang se glace, je mourrai avant. Cette pensée est mille fois plus affreuse que ne pourra jamais être la mort la plus violente. Vous voudriez ne pas vous réveiller, et c’est vous, et c’est à moi que vous confiez ce dégoût de la vie. Que les mots qu’on m’écrivait en mourant sont différents ! « J’allais vous revoir, il faut mourir, quelle affreuse destinée ! mais vous m’avez aimé, et vous me faites encore éprouver un sentiment doux. Je meurs pour