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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/188

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vous qui m’enlevez à ma douleur, qui faites pénétrer dans mon âme une sorte d’ivresse qui m’ôte la faculté de me souvenir et de prévoir. Après ce premier de tous les biens ce que je chéris comme le soutien et la ressource du désespoir, c’est l’opium : il ne m’est pas cher d’une manière sensible, mais il m’est nécessaire. Enfin ce qui m’est agréable, ce qui charme mes maux, c’est la musique : elle répand dans mon sang, dans tout ce qui m’anime une douceur et une sensibilité si délicieuses, que je dirais presque qu’elle me fait jouir de mes regrets et de mon malheur ; et cela est si vrai, que, dans les temps les plus heureux de ma vie, la musique n’avait pas pour moi un tel prix. Mon ami, avant votre départ, je n’avais point été à Orphée ; je n’en avais pas eu besoin : je vous voyais, je vous avais vu, je vous attendais, cela remplissait tout ; mais dans le vide où je suis tombée, dans les différents accès de désespoir qui ont agité et bouleversé mon âme, je me suis aidée de toutes mes ressources. Qu’elles sont faibles ! qu’elles sont impuissantes contre le poison qui consume ma vie ! Mais il faut vous détourner de moi et vous parler de vous, je n’aurai pas changé d’objet. — M. Turgot vous a écrit : il a réparé : car il vous a prié de le servir, et je suis bien sûre que c’est ainsi que vous l’aurez senti. M. de Vaines me disait hier : « Faites donc revenir M. de G… ; il nous éclairera ; il nous sera utile sur des choses que nous ignorons, et dont nous avons besoin ». Hélas ! jugez-moi, jugez de ma disposition : il est question du premier, du seul intérêt de ma vie ; je n’ose avoir un sentiment arrêté, et mes plus doux souhaits sont pleins de repentir. Oui, la vertu dirait : Venez, arrivez et je meurs. Mais, mon ami, une voix plus forte, plus profonde, plus intime