Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/187

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aime ? Comment est-on assez occupé, ou dissipé pour ne pas mettre en première ligne le plaisir de soulager ce qui souffre ? Enfin, comment répare-t-on un mal sensible, profond, et dont rien ne peut distraire ? Je serai jusqu’à samedi avec cette pensée ; cette douleur pèsera sur mon âme, elle me donnera alternativement des regrets et des remords. Mais que vous importe tout cela ? ce ne sont pas mes lettres que vous attendez ; ce n’est pas mon repos qui vous occupe. Eh bien ! que ce soit ce qu’il vous plaira : ce n’est pas de vous que je suis mécontente ; c’est de moi, ce n’est que de moi. Oui, mon ami, je vous pardonne, je vous aime ; vous m’avez fait mal, mais vous me guérirez.



LETTRE LX

Vendredi au soir, 14 octobre 1774.

Mon ami, je sors d’Orphée : il a amolli, il a calmé mon âme. J’ai répandu des larmes, mais elles étaient sans amertume : ma douleur était douce, mes regrets étaient mêlés de votre souvenir ; ma pensée s’y arrêtait sans remords. Je pleurais ce que j’ai perdu et je vous aimais ; mon cœur suffisait à tout. Oh ! quel art charmant ! quel art divin ! La musique a été inventée par un homme sensible, qui avait à consoler des malheureux : quel baume satisfaisant que ces sons enchanteurs ! Mon ami, dans les maux incurables, il ne faut chercher que des calmants ; et il n’y en a que de trois espèces pour mon cœur, dans la nature entière : vous, d’abord, mon ami, vous le plus efficace de tous,