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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/193

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trée de la plus tendre, de la plus vive reconnaissance ; oui, il me semble que jamais je n’en ai dû autant à personne : en effet, votre mouvement, votre sentiment sont nobles et élevés comme la vertu ; pourquoi donc ne mettrais-je pas mon bonheur à les adorer ? Je ne sais de quelle nature est mon sentiment : mais c’est vous qui en êtes l’objet ; et il y a des instants où je suis toute prête à m’écrier : Énée est dans mon cœur, les remords n’y sont plus. Hélas ! je n’ose prononcer ces mots : je le sens, on ne saurait tromper sa conscience ; quel trouble s’élève en moi ! que je suis malheureuse ! Mon ami, croyez-vous qu’il soit possible que la paix puisse rentrer dans mon âme en vous aimant ; ou bien, croyez-vous possible que je puisse vivre sans vous aimer ? C’est à vous que je demande compte de moi : je ne me connais plus ; avec un mot, vous changez la disposition de mon âme. Je ne sais si cela vient de ce que je suis affaiblie par la douleur, ou bien si c’est que mon sentiment s’est fortifié par le soin que j’ai mis à le combattre et à le détruire. Si cela est, convenez que je dois avoir une grande opinion de moi. Ah ! mon Dieu ! que la passion m’est naturelle, et que la raison m’est étrangère ! Mon ami, jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon ; mais comment pourrais-je vous cacher mes plus secrètes pensées ? elles sont remplies de vous ; et comment pourrais-je vivre si j’avais à me reprocher d’usurper votre estime ou votre opinion ? Non, mon ami ; voyez-moi telle que je suis, et accordez-moi, non pas ce que je mérite, mais ce qu’il faut pour m’empêcher de mourir de douleur, ou pour m’en donner le courage : car je ne sais encore ce que je préférerais de vous devoir, la mort ou la vie. L’une et l’autre tient à vous ; et de quelque manière