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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/20

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la fin, pour lui fut d’autant plus rude. Reconnaissons toutefois qu’un homme qui put être à ce point aimé de Mlle de Lespinasse, et qui, ensuite, eut le premier l’honneur d’occuper Mme de Staël, devait avoir de ces qualités vives, animées, qui tiennent à la personne, qui donnent le change sur les œuvres tant que leur père est là présent. M. de Guibert avait ce qui divertit, ce qui remue et ce qui impose ; il avait toute sa valeur dans un cercle brillant, mais se refroidissait vite et était comme dépaysé au sein de l’intimité. Dans l’ordre des sentiments, il avait le mouvement, le tumulte et le fracas de la passion, non pas la chaleur.

Mlle de Lespinasse, qui finit par le juger ce qu’il était et par l’estimer à son taux sans pouvoir jamais s’empêcher de l’aimer, avait commencé avec lui par l’admiration. « L’amour, a-t-on dit, commence d’ordinaire par l’admiration, et il survit difficilement à l’estime, ou du moins il n’y survit qu’en se prolongeant par des convulsions. » Ce fut là, en elle, l’histoire de cette passion funeste qui fut si prompte qu’on a peine à y distinguer des degrés. Elle avait alors (faut-il le dire ?) quarante ans ; elle regrettait amèrement le départ de M. de Mora, ce véritable homme délicat et sensible, ce véritable homme supérieur, quand elle s’engagea à aimer M. de Guibert, ce faux grand homme, mais qui était présent et séduisant. Sa première lettre est datée du samedi soir 15 mai 1773. M. de Guibert allait partir et faire un long voyage en Allemagne, en Prusse, peut-être en Russie. On a la Relation imprimée de ce voyage de M. de Guibert, et il est curieux de mettre ces notes spirituelles, posi-