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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/22

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et dont l’autre, de qui il est aimé, l’occupe peu. La pauvre Mlle de Lespinasse s’intéresse à ces personnes, à l’une surtout, elle essaie de se glisser entre les deux. Que voulez-vous ? quand on aime tout de bon, on n’est pas fier, et elle se dit avec le Félix de Polyeucte :

J’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables ;
J’en ai de violents, j’en ai de pitoyables,
J’en ai même de…

Elle n’ose achever avec Corneille : J’en ai même de bas. Elle voudrait pour elle une place à part ; elle ne sait trop encore laquelle :

Réglons nos rangs, dit-elle, donnez-moi ma place ; mais, comme je n’aime pas à en changer, donnez-la-moi un peu bonne. Je ne voudrais point celle de cette malheureuse personne, elle est mécontente de vous ; et je ne voudrais point non plus celle de cette autre personne, vous en êtes mécontent. Je ne sais pas où vous me placerez, mais faites, s’il est possible, que nous soyons tous les deux contents ; ne chicanez point ; accordez-moi beaucoup, vous verrez que je n’abuse point. Oh ! vous verrez comme je sais bien aimer ! Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer. »

Voilà l’éternelle note qui commence, elle ne cessera plus. Aimer, c’est là son lot, Phèdre, Sapho ni Didon ne l’eurent jamais plus entier ni plus fatal. Elle se trompe sur elle-même quand elle dit : « J’ai une force ou une faculté qui rend propre à tout : c’est de savoir souffrir, et beaucoup souffrir sans me plaindre ». Elle sait souffrir, mais elle se plaint, elle crie ; elle passe en un clin d’œil de la convulsion à l’abattement :