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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/24

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si ardente, qu’elle ne peut s’empêcher d’en être transportée comme d’ivresse : « Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à mon malheur ».

Tant que M. de Guibert est absent, elle se contient un peu, si on peut appeler cela se contenir. Il revient pourtant à la fin d’octobre (1773), après avoir été distingué du grand Frédéric, avoir assisté aux manœuvres du camp de Silésie, et resplendissant d’un nouvel éclat[1]. C’est ici qu’il est impossible, avec un peu d’attention, de ne pas noter un moment décisif, le moment qu’il faudrait voiler, et qui répond à celui de la grotte dans l’épisode de Didon. Une année après, dans une lettre de Mlle de Lespinasse, datée de minuit (1775), on lit ces mots qui laissent peu de doute : « C’est le 10 février de l’année dernière (1774) que je fus enivrée d’un poison dont l’effet dure encore… » Et elle continue cette commémoration délirante et douloureuse, dans laquelle l’image, le spectre de M. de Mora, mourant à deux cents lieues de là, revient se mêler à l’image plus présente et plus charmante qui l’enveloppe d’un attrait funeste.

À partir de ce moment, la passion est au comble, et, durant les deux volumes, il n’y a plus une page qui ne soit de flammes. Des personnes scrupuleuses,

  1. Dans une lettre de Condorcet à Turgot, datée du 20 décembre 1773, on lit : « Mlle de Lespinasse avait été passablement depuis mon arrivée ; il y a environ huit jours qu’elle va en empirant. L’insomnie et l’accablement augmentaient, et la toux est revenue hier. Peu de personnes ont été plus maltraitées, et l’ont moins mérité ». Voilà le contre-coup de l’arrivée de M. de Guibert qui se fait sentir.