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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/250

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LETTRE XCII

À minuit, 1775.

Minuit sonne ; mon ami, je viens d’être frappée d’un souvenir qui glace mon sang. C’est le 10 février de l’année dernière que je fus enivrée d’un poison dont l’effet dure encore. Dans cet instant même il altère la circulation de mon sang : il le porte à mon cœur avec plus de violence ; il y ramène des regrets déchirants. Hélas ! par quelle fatalité faut-il que le sentiment du plaisir le plus vif et le plus doux soit lié au malheur le plus accablant ! quel affreux mélange ! Ne pourrais-je pas dire, en rappelant ce moment d’horreur et de plaisir : Je vis venir à moi un jeune homme dont les yeux étaient remplis d’intérêt et de sensibilité : son visage exprimait la douceur et la tendresse ; son âme semblait agitée par la passion. À cette vue je me sentis pénétrée d’une sorte d’effroi, mêlé de plaisir ; j’osai lever les yeux, les arrêter sur lui ; j’approchai : mes sens et mon âme furent glacés ; je le vis devancé, et, pour ainsi dire, environné par la douleur en habit de deuil, elle tendait les bras ; elle me voulait repousser, arrêter, et je me sentais entraîner par un attrait funeste. Dans le trouble où j’étais : Qui es-tu, lui dis-je, ô toi qui fais pénétrer dans mon âme tant de charme et d’effroi, tant de douceur et tant d’alarmes ! quelles nouvelles m’apportes-tu ? — Infortunée, me dit-elle avec l’air sombre et un accent douloureux, je serai, je ferai ton sort ; celui qui animait ta vie vient d’être frappé