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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/266

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porter la pauvreté, et pour dédaigner les avantages de la vanité. J’ai tant joui, j’ai si bien senti le prix de la vie, que, s’il fallait recommencer, je voudrais que ce fût aux mêmes conditions. Aimer et souffrir, le ciel, l’enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà ce que je voudrais sentir, voilà le climat que je voudrais habiter, et non cet état tempéré dans lequel vivent tous les sots et tous les automates dont nous sommes environnés. — Mon ami, quand j’ai pris la plume, c’était dans l’intention de continuer de vous peindre, et voilà que, par une personnalité détestable, j’ai changé d’objet, et que je me suis peinte moi-même, en me laissant aller, comme une insensée, à tout ce qui m’anime : mais c’est par vous que je le suis, c’est par le sentiment le plus vif et le plus tendre ; j’ai donc bien fait de m’y livrer. Je ne sais pas si je vous enverrai, ou si je vous remettrai ce long bavardage ; oui, je vous le remettrai. Si j’envoyais, je craindrais que vous ne m’apprissiez que vous dînez chez M. de Beauvau ; que cela serait mal !



LETTRE C

À minuit, 1775.

Oh ! que de douceurs et de plaisirs peut encore éprouver une âme enivrée de passion ! Mon ami, je le sens, ma vie tient à ma folie : si je devenais calme, si j’étais rendue à la raison, je ne pourrais pas vivre vingt-quatre heures. Savez-vous le premier besoin de mon âme lorsqu’elle a été violemment agitée par le plaisir ou la douleur ? C’est d’écrire à M. de Mora ; je