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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/265

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pas la suite de la réflexion, c’est l’habitude de ma vie, de mon caractère, de ma manière d’être et de sentir ; en un mot, c’est toute mon existence, qui me rend la société et la contrainte impossibles. Je sens bien que si vous aviez à créer en moi une disposition, ce ne serait pas le résultat de tout ceci qui la composerait : vous me formeriez un caractère plus analogue au parti que vous allez prendre ; ce n’est pas de la raideur et de la force qu’on veut trouver dans les victimes, c’est de la faiblesse et de la soumission. Oh ! mon ami, je me sens capable de tout, excepté de plier ; j’aurais la force d’un martyr, pour satisfaire ma passion ou celle de la personne qui m’aimerait : mais je ne trouve rien en moi qui me réponde de pouvoir jamais faire le sacrifice de mon sentiment. La vie n’est rien en comparaison, et vous verrez si ce ne sont là que les discours d’une tête exaltée. Oui, peut-être ce sont là les pensées d’une âme exaltée, mais à laquelle appartiennent les actions fortes. Serait-ce à la raison qui est si prévoyante, si faible dans ses vues, et même si impuissante dans ses moyens, que ces pensées pourraient appartenir. Mon ami, je ne suis point raisonnable, et c’est peut-être à force d’être passionnée que j’ai mis toute ma vie tant de raison à tout ce qui est soumis au jugement et à l’opinion des indifférents. Combien j’ai usurpé d’éloges sur ma modération, sur ma noblesse d’âme, sur mon désintéressement, sur les sacrifices prétendus que je faisais à une mémoire respectable et chère et à la maison d’Alb… ! Voilà comme le monde juge, comme il voit. Eh ! bon Dieu ! sots que vous êtes, je ne mérite pas vos louanges : mon âme n’était pas faite pour les petits intérêts qui vous occupent ; tout entière au bonheur d’aimer et d’être aimée, il ne m’a fallu ni force, ni honnêteté pour sup-