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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/27

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ce degré, le genre de passion et de mal sacré dont Mlle de Lespinasse fut la victime. Ce n’est pas un reproche que je fais (Dieu m’en garde !) aux aimables personnes de notre nation : c’est une simple remarque que d’autres ont exprimée avant moi. Un moraliste du xviiie siècle, qui savait son monde, M. de Meilhan, a dit : « En France, les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes ». M. de Mora ne trouvait pas même que les femmes espagnoles pussent entrer en comparaison avec son amie : « Oh ! elles ne sont pas dignes d’être vos écolières, lui disait-il sans cesse ; votre âme a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous les glaces de la Laponie ». Et c’était de Madrid qu’il écrivait cela. Il ne la trouvait comparable qu’à une Péruvienne, à une fille du Soleil. « Aimer et souffrir, s’écrie-t-elle en effet, le Ciel ou l’Enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà ce que je voudrais sentir ; voilà le climat que je voudrais habiter. » Et elle prend en pitié le climat tempéré où l’on vit, où l’on végète, où l’on agite l’éventail autour d’elle : « Je n’ai connu que le climat de l’Enfer, quelquefois celui du Ciel ». — « Ah ! mon Dieu ! dit-elle encore, que la passion m’est naturelle, et que la raison m’est étrangère ! Mon ami, jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon. » C’est cet abandon qui fait l’intérêt et l’excuse de cette situation morale, la plus vraie et la plus déplorable qui se soit jamais trahie au regard.

Cette situation d’âme est même si visiblement déplorable, qu’elle s’offre à nous sans danger, je le crois, tant l’idée de maladie y est inhérente, et tant il s’y