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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/28

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montre pêle-mêle de délire, de fureur et de malheur. Tout en admirant une nature capable d’une si forte manière de sentir, on est tenté, en lisant, de supplier le Ciel de détourner de nous, et de ce que nous aimons, une telle fatalité invincible, un tel coup de tonnerre. J’essaierai de noter la marche de cette passion, autant qu’on peut noter ce qui est l’irrégularité et la contradiction même. Avant le voyage de M. de Guibert en Allemagne, Mlle de Lespinasse l’aime, mais n’a pas encore cédé. Elle l’admire, elle s’exalte, elle souffre cruellement déjà, et se fait du poison de tout. Il revient, elle s’enivre, elle cède ; elle a des remords ; elle le juge mieux ; elle voit avec effroi sa méprise ; elle le voit tel qu’il est, homme de bruit, de vanité, de succès, non d’intimité, ayant, avant tout, besoin de se répandre, agité, excité du dehors sans être profondément ému. Mais à quoi sert-il de devenir clairvoyante ? L’esprit d’une femme, si grand qu’il soit, a-t-il jamais arrêté son cœur ? « L’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. » C’est La Rochefoucauld qui dit cela, et Mlle de Lespinasse le justifie. Elle continue donc de l’aimer tout en le jugeant. Elle souffre de plus en plus ; elle l’appelle et le gourmande avec un mélange d’irritation et de tendresse : « Remplissez donc mon âme, ou ne la tourmentez plus ; faites que je vous aime toujours, ou que je ne vous aie jamais aimé ; enfin, faites l’impossible, calmez-moi, ou je meurs ». Au lieu de cela, il a des torts ; il trouve moyen, dans sa légèreté, de blesser même son amour-propre ; elle le compare avec M. de Mora ; elle rougit pour lui,