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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/279

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arrêtée pour demain, que je sentirais encore le besoin d’honorer, de chérir les talents et la vertu. Croyez-moi folle si vous voulez ; c’est du moins le genre de folie dont était animé ce que j’ai adoré pendant huit ans. Ah ! je sens avec déchirement ce que dit Montaigne : il me semble quand je sens, quand je jouis seule, que je lui dérobe sa part.

Bonsoir. À demain, vers une heure et demie, au plus tard, vous me rendrez cet éloge ; je ne veux pas m’en séparer. Mon Dieu ! j’ai été de même aujourd’hui de votre pensée, rien ne pouvait m’en détourner. Oh ! que je serais malheureuse, si mon âme se tournait tout entière de ce côté-là : il me faudrait du courage pour m’arracher à ce que je vais perdre pour jamais. Adieu, puissent ces affreuses pensées ne pénétrer jamais jusqu’à votre âme.



LETTRE CX

Minuit, 1775.

Le voilà donc signé cet arrêt ! Dieu veuille qu’il ait prononcé aussi sûrement sur votre bonheur, qu’il a prononcé sur mon sort ! Mon ami, je ne puis plus soutenir ma pensée. Vous m’accablez, il faut vous fuir pour retrouver la force que vous m’avez ôtée. Adieu ! puissiez-vous être toujours assez occupé et assez heureux pour perdre jusqu’au souvenir de mon malheur et de ma tendresse ! Ah ! ne faites plus rien pour moi ; votre honnêteté, vos bons procédés ne font qu’irriter ma douleur : laissez-moi vous aimer et mourir.