Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/281

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tés. J’éprouvais ce que dit Rousseau, qu’il y a des situations qui n’ont ni mots ni larmes. J’ai passé huit jours dans les convulsions du désespoir : j’ai cru mourir, je voulais mourir, et cela me paraissait plus aisé que de renoncer à vous aimer. Je me suis interdit les plaintes et les reproches ; il me semblait qu’il y aurait eu de la bassesse à parler de mon malheur à celui qui le faisait volontairement. Votre pitié m’aurait humiliée, et votre insensibilité aurait révolté mon âme ; en un mot, je sentais que, pour conserver quelque mesure, il fallait garder le silence et vous attendre. Peut-être me trompais-je : mais je croyais que, dans cette circonstance, vous me deviez quelques soins ; et sans vous supposer ni beaucoup de tendresse, ni beaucoup d’intérêt pour moi, je croyais devoir compter sur ce que l’honnêteté et mon malheur vous prescrivaient. J’attendais donc ; et au bout de plus de dix jours d’absence, je reçus du château de C… un billet qui est un chef-d’œuvre de froideur et de dureté. J’en fus indignée, j’en conçus de l’horreur pour vous, j’en eus bientôt pour moi, lorsque je vins à considérer que c’était pour vous (pardonnez-le-moi), oui, que c’était pour vous, que je voyais si cruel, que j’avais pu me rendre si coupable envers ce qu’il y a jamais eu de plus digne d’être aimé. Je m’abhorrais, la vie ne me paraissait plus supportable, j’étais déchirée par la haine et par les remords, et, dans mon désespoir, j’arrêtai avec moi-même le jour, le moment où je me délivrerais du poids qui m’accablait. Je fixai la mort, elle était le terme de tous mes maux. Il faut que ce moment terrible fasse taire toutes les passions ; car, dès ce moment-là, je me sentis froide et calme. Je me promis de ne plus ouvrir vos lettres ; je voulais ne plus m’occuper que de ce que j’avais