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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/282

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aimé ; mes derniers jours devaient être employés à adorer ce que j’ai perdu : et en effet je ne fus plus poursuivie par votre pensée. Cependant, s’il m’arrivait d’avoir quelques instants de sommeil, je me réveillais avec effroi par le son de ces terribles mots : vivez, vivez ; je ne suis pas digne du mal que je vous fais. Non, non, m’écriai-je, vous n’étiez pas digne d’être aimé ; mais, moi, il fallait que j’aimasse éperdument pour devenir aussi coupable. Vous avez eu la cruauté de me retenir à la vie, et de m’attacher à vous. Sans doute que c’était pour me rendre la mort plus nécessaire. Ah ! que vous me paraissiez cruel, qu’il m’en coûtait peu pour m’éloigner de vous et pour renoncer à la vie ! Mais pourquoi mourir, me disais-je quelquefois, en retournant sur moi, et en me sentant aimée et entourée de gens qui voudraient faire ma consolation et mon bonheur ? Pourquoi faire croire à l’homme que je hais, que je n’ai pu vivre sans l’aimer ? En mourant, ce ne serait pas même m’en venger. Je sentais mon âme se fortifier en m’éloignant de vous. J’étais dans cette disposition à l’arrivée du paquet adressé à M. de Vaines. Il me ramena à un mouvement plus doux, il fallut bien l’ouvrir, puisqu’il contenait l’éloge de Catinat. Je ne sais si c’est faiblesse, ou délicatesse, mais je me persuadai que, quoique je ne vous dusse plus rien, je ne pouvais pas vous refuser des soins pour une affaire de laquelle vous vous en étiez rapporté à moi. Je pensai que mon ressentiment ne devait pas me permettre de manquer à un procédé qui m’était imposé par la confiance que vous m’aviez marquée. Ce fut donc par morale que j’ouvris ce paquet. J’y vis votre lettre ouverte, je la lus ; elle était honnête, mais froide ; elle aurait pu être sensible, et alors j’aurais