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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/303

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mais je serai toujours avec des gens qui m’aiment un peu ; cela soutiendra mon courage. Je vais demain à Auteuil, vendredi à Passy entendre cette célèbre chanteuse qui passa l’année dernière ici et qui a, à ce qu’on dit, une si étonnante voix et une si grande bêtise. Dans une disposition de calme j’aurais pu jouir de ce plaisir, mais pour une âme qui souffre et qui aime, reste-t-il quelque intérêt dans la vie ?

Mon ami, je vous écris de chez le comte de C…, où je suis établie depuis deux jours. J’y suis seule ; madame de C… est à la campagne, et son mari à Metz pour faire un mois du service le plus cruel, puisqu’il le sépare de sa femme. J’ai beau chercher dans cet appartement, en parcourir toutes les places ; ils ont tout emporté, il n’y reste pas vestige de bonheur. J’ai passé la nuit dans un lit bien dur, je n’avais pas encore fermé l’œil à huit heures du matin ; je me sentais bien abattue, bien triste, et je me disais : que dans les mêmes lieux les cœurs sont différents ! Mais si le malheur avait plus d’influence que le plaisir et le bonheur, je les plaindrais de retrouver dans ce lit les pensées et le sentiment qui m’y ont occupée ! — Mon ami, vous avez dû recevoir tous les papiers que vous aviez confiés à M. Turgot, qui m’en a parlé avec beaucoup d’éloge et de reconnaissance pour vous. J’ai plus causé avec lui hier matin, que je n’avais fait depuis qu’il est contrôleur général. Je le vis entrer dans ma chambre à onze heures du matin, et nous fûmes seuls jusqu’à une heure. Je vous le répète, il n’y a point, mais point d’homme plus vertueux et plus passionné pour l’amour du bien. Je n’entrerai dans aucun détail ; je dirai seulement : c’est moi qui le dis, et c’est lui qui le prouvera. N’allez pas croire que j’aie passé ce temps à le louer ; non, en vérité, il vaut