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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/319

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Mais, mon ami, vous n’êtes plus aussi bon, et vous êtes même injuste, lorsque vous dites que j’aime à vous faire de la peine. Eh ! bon Dieu ! quel étrange plaisir j’aurais là, si vous appelez aimer à vous faire de la peine, que de vous parler vrai ! alors il serait inutile d’aimer et d’être aimé ; il serait odieux d’être dans l’intimité, comme dans la société, toujours masqué. — Mon ami, à cinq heures, lorsque le Connétable commencera, je ferai comme je ne sais plus quel Prophète, qui élevait ses bras au ciel pendant que Josué combattait. Oh ! oui, ma pensée, mon âme seront bien avec vous : qu’importe après cela où soit ma personne ? Je serai couchée sur un canapé chez la marquise de Saint-Chamans, qui est toujours malade, et qui a envoyé tous ses enfants au Connétable. Mon ami, j’espère que vous reviendrez cette nuit de Versailles.

De trois dîners en ferez-vous un ? demain chez madame la duchesse d’Anville, lundi chez M. le comte de C......, mardi chez M. de Vaines. Voyez, mon ami, si vous aurez le courage de vous refuser toujours à mon plaisir. Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit, je souffre beaucoup des entrailles ; mais je suis moins malheureuse que ces deux jours passés. Mon Dieu ! que j’avais mal à l’âme ! j’ai eu un accès de désespoir qui a duré soixante heures : je n’ai vu personne pendant ce temps-là, pas même ce que j’étais bien sûre qui aurait eu du plaisir à me voir. Mon ami, je vous aime ; mais c’est avec tant de trouble et si peu de confiance, qu’en vérité ce sentiment est presque toujours un grand mal ; et autrefois je le sentais sans cesse comme un grand plaisir. Bonjour. Si vous êtes dans le comble de la gloire, dites-le-moi ; et si vous n’étiez pas content, c’est à moi qu’il faut le dire ; parce que ce qui est vous, est plus que moi-même. Adieu.