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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/322

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contenait pas un mot qui ne dût révolter et indigner mon âme. Mon Dieu ! et j’ai pu vous voir ? j’ai pu vous écouter, je vous parle encore ? Oh ! combien l’on déchoit, lorsqu’on a pu braver les premiers remords ! Oui, j’ai besoin de me le répéter, de me le dire sans cesse : j’ai été aimée de M. de Mora, c’est-à-dire de l’âme la plus élevée, la plus forte, de la créature la plus parfaite qui exista jamais. Cette pensée soutient mon âme, ranime mon cœur, et me rend assez d’orgueil pour ne pas me laisser anéantir.

Je n’ai pas répondu à votre billet, du moment de votre départ. Eh ! bon Dieu ! que pouvais-je répondre ? Quand je lis maintenant les expressions de votre sensibilité, voici ce que ma raison prononce : il en dit autant à une autre, et peut-être y met-il plus de force et plus de chaleur ; et il y a cette différence entre cette autre et moi, qu’avec elle, il dirige toutes les actions de sa vie pour lui prouver qu’il sent tout ce qu’il lui dit ; et avec moi, au contraire, il n’y a pas une de ses actions, pas un de ses mouvements, qui ne soient en contradiction et en opposition avec ses paroles. D’après cette observation si juste, si cruellement fondée, dites-moi, que faut-il vous répondre ? Ah ! j’en appelle à votre conscience : croyez-vous que j’y pusse pénétrer, et conserver pour vous le sentiment que vous me désirez ? Eh bien ! j’ose vous assurer que si vous pénétriez dans la mienne, vous n’y verriez que la faute que j’ai commise. Je n’ai pas eu une pensée, pas un mouvement qui ne dût me mériter votre estime, si on peut l’accorder à celle qui nous a sacrifié ce qui devait être plus cher que l’honneur. Mais, dites-moi, pourquoi me faites-vous l’objet de votre morale, et de l’exercice de votre vertu ? Vous vous en avisez bien tard ; et si vous vous imposez cette tâche en expiation