Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LETTRE CXXXIII
(adressée à la campagne)

Dimanche au soir, 15 octobre 1775.

Mon ami, il faut donc que nous soyons deux. Vous ne savez rien me dire, vous n’avez rien à me dire quand je me tais. Eh ! mon Dieu ! s’il n’y avait personne derrière vous, si on ne lisait pas par-dessus votre épaule, si les lettres n’étaient pas sous les pieds, sans que vous les y mettiez, je vous écrirais des volumes, je ne vous attendrais pas. Je verserais mon âme ; je passerais ma vie à me plaindre, à vous pardonner, et à vous aimer. Mais le moyen ? mais où reprendre la force que vous m’avez ôtée ? Le coup dont vous m’avez frappée a atteint mon âme, et mon corps y succombe. Je le sens, je ne veux ni vous effrayer, ni vous intéresser ; mais je sens que j’en meurs : il n’y a plus pour moi de ressource dans la nature ; car, en supposant l’impossible, que vous redevinssiez libre, et que vous fussiez pour moi ce que j’avais désiré, il serait trop tard : les principes de la vie sont attaqués, et je le vois sans regrets et sans effroi. Mon ami, vous m’avez empêchée de me tuer, et vous me faites mourir. Quelle inconséquence ! mais je vous le pardonne ; dans peu tout sera égal. Mon Dieu ! je ne veux point vous faire de reproche ; si vous voyez dans mon âme, ah ! elle est loin de vouloir vous offenser, ni de vouloir mettre un instant de chagrin dans votre vie. Non, au comble du malheur, un instant victime d’avoir aimé, me sentant aussi cou-