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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/344

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et de la lâcheté à risquer de vous faire souffrir d’un malheur sans ressource. Il faut en vivre ou en mourir : mais surtout il faut se taire. Vous avez l’âme assez animée, vous avez assez connu et senti le malheur et la passion, pour concevoir les excès où l’un et l’autre peuvent porter : je les déteste et les abjure tous ; je voudrais être morte avant que d’avoir pu vous offenser. Je pressentais peut-être ce nouveau malheur, lorsque je voulais quitter la vie et vous fuir. Je sentais qu’après la cruelle perte que je faisais, mon âme ne pourrait plus se remettre en mesure ; en effet, je ne devais plus aimer, je ne pouvais plus aimer. Le principe de ma vie, le Dieu qui me soutenait, qui m’animait, n’était plus, je restais seule dans la nature. Ah ! pourquoi vous y êtes-vous trouvé ? Pourquoi vous rapprocher de moi ? Dans ce moment je n’avais besoin ni de consolation, ni d’appui. Pourquoi me disiez-vous des mots que mon âme était accoutumée d’entendre avec sensibilité ou transport ? Pourquoi preniez-vous le langage de l’homme qui venait de mourir pour moi ? Enfin pourquoi égariez-vous la raison de quelqu’un que l’excès du malheur avait déjà troublé ? C’était à vous de juger, de prévoir ; je ne pouvais que gémir et mourir. Vous voyez l’horrible suite qu’a eue ce moment d’oubli de votre part. Sans doute, dans cet instant, vous ne pouviez pas prévoir de quel genre de poison vous abreuveriez mon âme, mais vous saviez que vous ne m’aimiez pas assez pour faire votre premier intérêt de la consolation et du repos de ma vie. Ah ! c’est là la source et la cause de tout ce que je souffre. En devenant coupable, mon âme a perdu son énergie. Je vous ai aimé, et dès lors je n’ai plus été capable de rien de noble et de fort. Je juge ma conduite, mon ami, et je